dimanche 8 octobre 2017

La Dark Erotica, ou la décadence d'une littérature en recherche constante de nouvelles idées





Après une courte recherche, j'ai réuni un petit florilège de couvertures US, qui illustre bien l'esprit de la Dark Erotica ; l'homme domine, par le sexe et la force, pourvu qu'il soit sexy.

Mais la Dark Erotica, c'est quoi ?
Un dérivé sexuellement explicite de la dark romance contemporaine, dont le canevas s'articule autour d'une relation amoureuse toxique entre les deux personnages principaux.

Au fil de mes réflexions, beaucoup d'éléments se sont entremêlés.
Ai-je été surprise par l'engouement des lectrices, pour un genre qui pousse à l'extrême l'idée de la femme objet ?
Pas tant que cela si on tient compte de l'aspect défouloir que présentent certaines lectures.
Toutefois, on dirait bien que cette image dévalorisante de la femme, majoritairement véhiculée par la pornographie actuelle, a gagné sa place dans l'esprit collectif. Son impact dans nos vies est même mesurable (j'y reviendrai).

En moins de dix ans, la romance a subi une mue particulièrement spectaculaire. Cette littérature ronronnant dans ses habitudes, a vu débarquer des pratiques jusqu'alors réservées à un public averti, qui ont aidé à dépoussiérer le genre.
Parfois pour le meilleur (libération du désir féminin) parfois pour le pire (l'enfermer dans des clichés rétrogrades).

Certaines collections éditoriales "pour dames", flairant le potentiel économique de l'érotisme, ont décliné avec un succès fulgurant, des histoires réutilisant les grosses ficelles de la romance traditionnelle en les saupoudrant d'une bonne dose de sexe, titillant ainsi les désirs d'une population biberonnée à Cendrillon, Pretty Woman et Youporn.

De Candy à la pornostar, chronique d'une innocence perdue à jamais.

C'est un fait, le sexe fait vendre. Que ce soit dans la presse (on ne compte plus les articles "comment dégotter un sex-friend", "je veux jouir", "réaliser ses fantasmes avec Jules") dans la pub, à la télé ou sur internet, le sexe est partout.
C'est devenu un objet de consommation comme un autre. Les fameux "tubes" ne sont plus une chasse-gardée masculine. Les femmes regardent du X (31% du panel interrogé, selon une étude du Marie Claire US datée d'octobre 2015, une étude IFOP de 2012 ramène quant à elle ce chiffre à 18%). Plus concrètement, d'après les hébergeurs de sites, cela représenterait 1 visite sur 3.
Cet entrisme a forcément eu des répercutions sur la sexualité féminine et plus généralement, sur les comportements féminins.

Aujourd'hui, croiser une jeune femme qui n'a jamais goûté aux "joies" de la fellation est aussi rare que découvrir un neurone actif chez Ribéry. La sodomie n'est plus une pratique réservée aux "femmes de petite vertu", le bondage est sorti du placard, quant à l'éjaculation faciale...
Enfin bref.
Notons que toutes ces pratiques ayant intégré nos habitudes sexuelles par la force des choses (et une certaine pression de la société moderne), sont prioritairement axées sur le plaisir masculin. Et plus inquiétant, dans une société où la femme doit continuer à se battre quotidiennement pour être respectée, ces pratiques affichent plus qu'ouvertement le besoin de domination masculine. Comme si on nous permettait du bout des lèvres l'indépendance dans l’espace public, tant que dans l'intimité, nous continuions à nous soumettre aux envies du partenaire.
En parallèle, influencées par des icônes trash issues de la culture porn (Paris Hilton, Kim Kardashian, Clara Morgane, Zahia, etc.), les jeunes femmes ont adopté les stéréotypes du X les plus ostentatoires, jusqu'à tomber dans une certaine surenchère, brouillant encore plus la frontière entre la maman et la putain, sans pour autant sortir la femme de "l'objetisation". Le culte voué par les jeunes générations à l'aspect esthétique du porno est présent dans notre quotidien ; maquillage et fringues over sexy, épilation intégrale, obsession du corps parfait et quête de la performance sexuelle (mais quid du plaisir et du partage ?), etc. L'épanouissement ne passe plus par des valeurs intellectuelles, mais uniquement par l'image.
Cette évolution a fait l'objet d'un documentaire très intéressant d'Ovidie intitulé "À quoi rêvent les jeunes filles" que je vous invite fortement à regarder.
Un lien pour en savoir plus : http://www.telerama.fr/television/a-quoi-revent-les-jeunes-filles-le-doc-d-ovidie-disponible-sur-youtube,128508.php

Il était alors logique que la sexualisation du quotidien rejaillisse à un moment ou un autre sur la littérature. C'est donc par le biais d'un genre plébiscité par le lectorat féminin que les mots érotiques sont entrés en masse dans les foyers.

De la fille qui lisait un Azur en cachette à celle qui dévore un petit Esparbec illustré dans le métro.

La littérature a commencé plutôt gentiment, à coup de pan-pan cucul aseptisé, avant de sortir assez vite l'artillerie lourde. Ainsi a explosé la Dark Erotica, (pour vulgariser : imagine une version totalement romantisée et dégénérée de l'histoire de Natascha Kampusch, tu auras le scénario-type).
Cette escalade vers le glauque s'est amorcée dès les 50 nuances de Grey et son héros pathologiquement siphonné. En sus, et plutôt inédit dans la romance mainstream, l'univers du BDSM sorti des milieux underground, a prouvé le côté bankable de pratiques jusque-là taboues.

Si le zinzin maniaque a connu de beaux jours avec des milliers de déclinaisons de ce modèle, son rôle se bornait encore à nous rejouer les Pygmalion modernes.
C'était sans compter le phénomène engendré par le succès surréaliste du nuancier Bricorama.
Prises d'une frénésie de célébrité, et rêvant de virer EL James de sa place de reine du cul-culte, de nombreuses autrices (dont une majorité d'auto-éditées) se sont alors emparé de thèmes flirtant allégrement avec le malsain, les limites morales voire légales. Elles ont joyeusement mis les doigts dans le purin, alors que plusieurs affaires de séquestration avec viol et parfois syndrome de Stockholm faisaient l'actualité.
Le sujet idéal pour faire le buzz venait de télescoper son destin ! En effet, pour faire parler d'un roman, les nouvelles autrices ont vite joué la surenchère. Elles avaient le sujet, il leur fallait le héros. Au lieu d'un gros dégueulasse en claquettes/chaussettes, il suffisait de réutiliser le zinzin, pardi !
C'est ainsi qu'est né le héros contemporain de Dark Erotica.

De la fille qui exprime un profond dégoût pour les prédateurs sexuels de faits divers, à celle qui fantasme sur la version fiction, pourvu qu'elle ressemble à un top model de chez Hugo Boss.

Ayant bien retenu la leçon du vilain petit Grey, l'homme a été doté d'un physique d'Apollon ténébreux irrésistible, et d'un background mélodramatique faisant passer la bio de Pablo Escobar pour un Oui-Oui au pays de la poudreuse des plus mignonnets.

Traversant actuellement l'ère de l'héroïne insipide, après les "castratrices" Xena, Buffy ou Sharon Stone, il a suffi d'exploiter son trait de caractère principal : l'indécision.
Dans ces romans, l'indécise endosse le rôle pour lequel elle est naturellement taillée : proie, jouet sexuel, prise de guerre, objet de chantage. Enlèvement, tortures physiques ou psychologiques, viol, rien ne lui est épargné. Il faut qu'elle souffre (et elle souffre joyeusement) pour gagner le cœur d'un héros qui aurait dû, en toute logique, finir (rayez la mention inutile) dans une cellule capitonnée, sous les balles du FBI ou sous les pneus d'un tank.
Mais non.

Utiliser un pervers narcissique, c'est la certitude d'un héros réussi, devant lequel des millions de lectrices vont se pâmer. Magique. Toute victime d'un PN vous dira que le type en question ne se soigne pas à dose de "t'es trop beau, je t'aimeuuu". En fait, il ne se soigne pas du tout. Pas plus qu'un psychopathe.
Romantiser une relation toxique et mortifère, est-ce donc ça qui fait désormais rêver la lectrice ?

Et si pour les fans, la Dark Erotica se résumait à ça ?


Bizarrement, la première image que j'en retiens, c'est plutôt ça :

                                                              (Grave encounters)

Sans remettre en question son droit d'être publié et proposé à un public averti, il est évident que ce type de roman n'est pas anodin, et n'a pas forcément sa place dans les rayons romances, et ce, sans warning explicite.

Il ne s'agit bien évidemment pas de l'interdire, mais d'alerter le lecteur de ce qu'il tient entre les mains.

En effet, pourquoi imposer à la pornographie et aux œuvres violentes ces fameux warnings sous peine de poursuites judiciaires, alors que la Dark Erotica y échappe ?
Qu'est-ce qui légitime cette bienveillance ?
À lire la façon dont la Dark Romance/Erotica est défendue, on dirait qu'il y a une forme de bravade. Quand on s'interroge sur la Dark, on est arbitrairement dénoncée comme coincée du cul. Tout ça ne dissimulerait-il pas une certaine difficulté à accepter les émotions qu'elle génère ? On se réfugie derrière l'aspect psychologique de la relation pour justifier l'intérêt, parce qu'il est plus difficilement avouable d'être fascinée par l'escalade de violence. Comme si reconnaître cette fascination rendait la lectrice complice des sévices. Pas facile d'assumer sa curiosité malsaine pour les scènes de viol et de tortures.

Pourtant, c'est bien en flattant nos instincts les plus vils (voyeurisme, sadisme, obscénité) que cette littérature parvient à nous accrocher. En alternant le chaud et le froid (l'agression et la séduction), elle utilise une arme bien connue de certains groupuscules : le conditionnement.
En tant que femmes, nous baignons déjà dans la violence d'une société en pleine mutation. Que cette violence soit larvée (contre nos droits) ou plus offensive, nous avons appris à vivre avec. Nos fantasmes se sont construits en fonction de cette atmosphère. Or la Dark Erotica entretient le besoin instinctif de "guérir" le salaud, et d'en être naturellement victime.
Cela a beau "n'être que de la fiction", doit-on se réjouir d'un happy-end entre une femme torturée et son bourreau, sans qu'il ait à subir les conséquences de ses actes ? Pourquoi cette complaisance à enchaîner les scènes les plus crues et les plus violentes ? À quel moment a-t-on jugé inutile d'avertir le public du contenu d'une œuvre tant qu'elle finit par un happy-end (relatif) ?

Bref, qu'est-ce que ça dit de nous ?

Que le calvaire d'une femme nous fascine.
Que voir le pire des monstres absout de ses crimes grâce à l'amour de sa victime, c'est normal.
Que ce n'est pas la femme qui compte dans l'histoire, mais son bourreau. On se demande jusqu'où l'homme est capable d'aller pour la briser, jamais si sa victime va subir des séquelles de ces sévices.
On entretient ce sentiment qu'une victime le cherche, quelque part, pire, que ça lui donne de l'importance aux yeux du "héros".
Selon moi, la Dark Erotica ne fait que renforcer la conviction qu'une femme doit souffrir pour être aimée, et en caricaturant, qu'une femme ne doit son salut qu'à travers le bon-vouloir d'un cinglé.
Encore faut-il que le gars soit beau (friqué, c'est encore mieux).


Et si c'était un nouveau moyen d'assouvir le très populaire fantasme de viol ?
N'est-il pas inquiétant justement que nous rêvions d'être l'objet d'une obsession tellement puissante, qu'elle "oblige" l'homme à abuser de nous ?
Cela ne renforcerait-il pas le délire qu'une femme "recherche ça", au fond, que pour la séduire, elle doit être "forcée" de reconnaître son attirance, offrant la pire des justifications à tous les violeurs ?
N'est-ce pas aller dans le sens de cette société patriarcale qui enseigne qu'une femme ne sait rien de son désir, tant qu'un homme ne le lui a pas montré ?

Au final, ce type de lecture est-il un exutoire, a-t-il l'effet cathartique tant espéré, ou n'est-il qu'un prétexte pour entretenir, sous couvert de fiction, ce qu'il y a de plus sombre en nous ?

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